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  • Alain Jacobs

Isabelle Nadolny, conteuse du tarot.


Isabelle Nadolny

Alain Jacobs :


Votre premier livre « Histoire du tarot – Origines – Iconographie – Symbolisme» vient de paraitre. Vous y abordez le sujet de manière originale en exposant ce qui est incertain, ce qui est improbable et ce qui est avéré. Aimeriez-vous nous en dire quelques mots ?



Je ne trouve pas cette approche si originale dans le sens où il me semble que c’est le propre de la démarche historique. Ce qui est original c’est peut-être le rapprochement qui peut paraître improbable entre la tarologue et l’historienne ? Notez que je mentionne « tarologue », dans le sens de « qui étudie le tarot » je n’y mets rien d’autre, un mot de convention on pourrait dire. Historienne dans le sens où j’ai reçu un enseignement de l’histoire à l’Université et une méthode de recherche que j’ai souhaité conserver pour faire ce livre car je la trouve très saine. D’abord je pose un sujet. Ici, mon sujet était : d’où viennent donc ces cartes et ont-elles une signification ? Puis je cherche le plus d’informations fiables sur le sujet. Ensuite, avec ces informations, j’élabore mes théories. Pas l’inverse. C’est le meilleur moyen d’ouvrir le champ des possibles au lieu de le réduire à un fil étroit sur lequel on tente à tout prix de tenir pour aller vers son idée de départ. Ainsi je ne suis pas partie avec l’idée de départ que j’avais entre les mains un jeu conçu par un ou des sages. Je suis juste partie avec la question : « quel est ce jeu que je tiens entre les mains ? » Et j’ai accepté de prendre le risque de trouver peut-être comme réponse : il n’est rien du tout d’important. Et surtout pas : « Je pense que ce jeu est le réceptacle de savoirs cachés, je vais chercher tout ce que je peux pour démontrer cela. » Vous voyez ? Je pense que c’est ce qui fait toute la différence entre un historien et un essayiste, même très savant. Ensuite, j’ai étudié ce que j’ai pu trouver sur le sujet en hiérarchisant et en élaguant ; un travail de lecture à faire sur deux types de documents : les travaux des auteurs qui ont déjà planché sur la question (livres, articles, sites web…) et les sources (tarots anciens, œuvres, textes, livres anciens). Alors bien sûr j’ai lu les classiques de l’histoire du tarot : Thierry Depaulis, Stuart L. Kaplan, Michael Dummet, pour citer les plus connus, c’est à dire des livres qui citent leurs sources, qui étayent leurs raisonnements. Et j’ai laissé de côté de nombreux essayistes dès lors que leurs idées ne s’appuyaient pas sur autre chose que des affirmations ou des rapprochements hasardeux. J’ai ouvert par contre à d’autres livres sur des sujets plus larges que le tarot : histoire des jeux de société, de la divination, et plus largement des mentalités et des représentations. En effet, comment considérer le Mat du tarot si on ignore tout des conceptions et représentations de la folie au Moyen-Age ? Et à la fin, j’ai restitué les résultats de tout cela dans mon livre « Histoire du tarot ».

Je le considère comme un ouvrage de vulgarisation historique, au bon sens du terme bien sûr. D’une part parce que j’ai souhaité porter à la connaissance d’un plus large public qui aime et pratique le tarot depuis longtemps (et dont je fais aussi partie) les connaissances certaines que les historiens et chercheurs ont trouvé sur l’histoire du tarot, plutôt méconnues, souvent peu accessibles, ou encore mélangées avec des idées fumeuses dans des essais qui n’ont d’historiques que le nom (j’ai mis des exemples plus bas dans vos question 14 et 15). Ces connaissances j’ai voulu les accompagner de nombreuses sources, cartes et tarots anciens, extraits de textes, ceci afin que les lecteurs puissent se faire leur propre opinion sur l’évolution de ces cartes avec les supports adéquats pour cela. J’ai même ajouté les plus anciens tirages et interprétations connus, afin que les gens puissent s’en instruire et s’en amuser et pourquoi pas les pratiquer. Quitte à dire que le tarot est « le livre de Thot qui sert à prédire l’avenir », autant qu’on puisse lire ça dans les textes d’origine et en juger par soi-même, en faisant en outre connaissance avec les auteurs qui ont écrit cela. Je parle aussi du contexte historique, du cadre culturel, moral dans lequel ils ont vécu. Il y a une partie du livre où je développe ce que j’ai trouvé sur des significations probables des cartes, pas dans un sens « symbolique, interprétatoire » mais dans un sens « historique » : par exemple pour le Pendu j’ai pris un plaisir (assez pervers il faut bien le dire !) à découvrir des ouvrages sur l’histoire de la torture et des peines judiciaires, afin de vérifier dans quelle mesure ce supplice qui semble un peu curieux était réellement pratiqué ou non, et ce qu’il pouvait bien signifier. Cela, les historiens des cartes le font peu et c’est un apport que je propose dans mon livre.

Je parle aussi de vulgarisation historique dans le sens où ma contribution en tant que chercheuse, dans ce livre, est limitée. Je n’ai pas les trente ans d’expérience de Thierry Depaulis sur l’histoire du tarot ! Je confesse modestement que je ne pratique pas l’italien, le latin, ni la paléographie médiévale (au passage, ceux qui affirment avec force que le tarot proviendrait des textes alchimiques médiévaux ont-ils cette pratique ?), ce qui est un handicap ; donc si je souhaite enrichir la recherche sur l’histoire du tarot, je ne peux pas m’orienter vers le XVe siècle ou la Renaissance italienne. Par contre, je suis spécialiste de l’histoire du livre et des mentalités de l’Ancien Régime français…c’est-à-dire que je sévis en plein à l’époque où Court de Gébelin et Alliette écrivirent les premiers ouvrages sur le tarot. Mes sources sont là.

Les Triomphes (ou Atouts ou arcanes majeurs), sont-ils réellement un ajout au jeu de cartes ordinaires et peut-on se dire qu’on ne saura probablement jamais ce qui aurait motivé cette opération ?


Il est fort probable qu’effectivement les triomphes (et les quatre figures d’honneurs en plus) furent ajoutés au jeu de 52 cartes. La plus ancienne mention connue à ce jour qui désigne un tarot et qui date de 1440 (trouvée par Thierry Depaulis et citée dans son ouvrage Le Tarot révélé), est écrite ainsi par le notaire des Médicis : « Vendredi 16 septembre j’ai donné au magnifique seigneur monsieur Gismondo un jeu de naibi à triomphes que j’ai fait faire sur commande à Florence … » Cette source dit bien « naibi à triomphes ». Quand on sait que les cartes à jouer sont apparues dans les années 1370 sous le nom de chartae dans le nord de l’Europe et de naibi dans le sud (un décret de la cité de Florence en 1376 cite et interdit un jeu arrivé de fraîche date et appelé naibbe) on peut bien conclure que les triomphes ont été ajoutés après.

Qu’est-ce qui aurait motivé cette opération ? Pour le tarot on ne le sait pas, pour un autre jeu on le sait. Dans les années 1420, Marziano da Tortona, le secrétaire particulier et conseiller de Filippo Maria Visconti, duc de Milan, nous laisse une lettre où il explique comment il créa pour le plaisir du duc un nouveau jeu de cartes. Intéressant au passage quand on sait que le plus ancien tarot connu provient de cette famille ! Ce jeu était constitué par seize cartes figurant des héros, et, subordonnées à ces héros, quatre couleurs ou suites gouvernées chacune par un roi. Le secrétaire explique dans sa lettre que le duc pourra user de ce jeu à la fois pour « trouver récréation à la fatigue », mais aussi, en contemplant ses héros pour « être stimulé, excité à la vertu ». Bref, ces seize cartes qui l’emportent sur toutes les autres (les « ancêtres » des atouts ?), sont des figures modélisantes. Rien ne prouve que les atouts du tarot, qui furent sans doute créés peu de temps après, le furent pour le même usage. Mais cette histoire mérite d’être relevée…


Le tarot se définit-t-il dès le départ (dès les premières sources disponibles) par une structure invariable de 22 Triomphes, de 40 cartes de points et de 16 Honneurs ?


Oui. C’est même la seule chose qui permet de définir un tarot, quelques soient les formes multiples qu’il prendra ensuite (divinatoire, à jouer, avec des cartes à enseignes italiennes ou françaises, cartes à points illustrées ou non) : 22 atouts, 40 cartes à points, 16 figures ou honneurs. D’ailleurs quand on considère les plus anciens tarots connus, tout est là dès le début et cette structure ne changera plus : ces 22 atouts tels qu’on les connaît encore aujourd’hui (Bateleur, Papesse etc…) et les autres cartes. Sauf qu’à l’origine les cartes ne sont ni nommées ni numérotées, et ensuite, quand les dénominations et les numérotations des cartes apparaîtront, elles évolueront. Par exemple, le manuscrit qui cite la plus ancienne liste connue des 22 atouts (un sermon anonyme contre les jeux d’argent des années 1470-1500) cite en n° 15 La sagitta : la Flèche, plus tard la carte n° XVI qu’on nommera en France « La Maison-Dieu ».

Il y a une exception : le plus ancien « tarot » (?) connu et considéré par les chercheurs, le fameux tarot « Visconti di Modrone » ou de « Cary-Yale » qui date très probablement de 1441, comptait 25 atouts. En plus des vertus cardinales que nous connaissons, la Justice, la Force et la Tempérance, on lui avait adjoint les vertus théologales, la Foi, l’Espérance et la Charité, ainsi que des honneurs en plus : chaque valet et cavalier se doublait d’une servante et d’une cavalière sans doute parce que le jeu était destiné à une femme, Bianca Maria Visconti, fille du duc. On le considère aujourd’hui comme le plus ancien tarot connu, mais … comme quoi il y a toujours un grain de sable dans la mécanique !

Cavalière d’épées, tarot Visconti di Modrone, Milan 1441

Des tarots de papier plus populaires et accessibles ont-ils existé en même temps que les tarots princiers nettement plus chers et réservés à une élite ?


Les premiers tarots plus populaires dont on ait des traces sont les fameuses feuilles imprimées, connues sous les noms de « Feuille Cary », « Feuille Rosenwald », « Feuille du Metropolitan », c’est à dire des feuilles avec des petites cartes de tarot imprimées et non découpées qui proviennent d’Italie du Nord et datent des années 1500. Des tarots plus populaires ont sans doute existé avant mais on n’en a plus de traces.

Feuille de tarot de la collection Rothschild – XVe siècle

Peut-on considérer, comme selon certains avis, qu’il y a des tarots « fantaisies » ?


Votre question sous-entend qu’il y aurait des tarots « fantaisies » et des tarots « sérieux » ? C’est à dire si je comprends bien, des tarots sans significations particulières et d’autres « initiatiques » comprenant des symboles profonds ? Oui pourquoi pas, mais je pense alors que tout dépend de l’intention du créateur du tarot en question ? Si on considère le tarot qu’Oswald Wirth créa en 1889, il n’est sans doute pas « de fantaisie » dans le sens où son auteur eut le dessein d’en faire un outil initiatique, symbolique, etc … On pourrait dire la même chose du tarot qu’on trouve dans le Tarot divinatoire publié par Papus en 1909, du tarot hermétique de Jean Chaboseau de 1946, ou encore du célèbre tarot d’Arthur Edward Waite de 1910. Tous ces auteurs n’ont pas eu l’intention de faire de la fantaisie. Pourtant leurs tarots sont assez peu considérés, voire oubliés pour certains, par les praticiens du tarot de Marseille. A propos de celui-ci, on sait aussi que les intentions de Paul Marteau pour son « ancien tarot de Marseille » de 1930, ou encore celles de Jodorowsky quand il publia son tarot en 1997 n’étaient pas de faire de la fantaisie non plus. Mais que dire de tous ces tarots anciens dont on ne connaît pas les auteurs ? Peut-on affirmer que les tarots de Jacques Vieville (vers 1650), de Jean Noblet (vers 1650), de Dodal (1701-1715) ou de Nicolas Conver (1809-1833) sont des tarots « de fantaisie » ou des tarots « initiatiques » ? Je pense qu’on ne peut pas l’affirmer, parce qu’on ne sait rien de leurs auteurs ni de leurs intentions. En plus les sources conservées sur les artisans cartiers de cette époque montrent que ce sont de modestes commerçants qui cherchent avant tout à faire prospérer leur affaire. Et pourquoi leurs tarots à eux seraient initiatiques, profonds, inspirés, peu importe, et pourquoi pas les tarots de François Chosson (1736), de François Bourlion (1760), de Jean-François Tourcaty (1734-1753), ou encore un tarot italien bolonais du XVIIe siècle que conserve la BnF… ? Il y a tant de tarots anciens, dont beaucoup ont disparu. Je pense que c’est une illusion de se focaliser sur quelques-uns qui sont célèbres parce qu’ils sont les plus anciens connus, et dire qu’ils auraient un contenu, un sens, une valeur, supérieurs aux autres.

Après, bien sûr, des tarots sont connus pour être « de fantaisie » : les tarots utilisés aujourd’hui pour le jeu, avec leurs atouts qui contiennent ces images de jardins, de scènes de vie quotidienne, d’animaux, on sait fort bien que ces images n’ont pas eu de significations particulières pour les créateurs de ces types de tarots, apparus en Allemagne au milieu du XVIIIe siècle.

Que pouvez-vous nous dire du fameux « sarrasin Hayl » ?


Il est cité dans une chronique de l’histoire de Viterbe en Italie, qui date de 1379 et qui rapporte ceci : « En l’an 1379, il fut apporté à Viterbe par un Sarrasin du nom de Hayl le jeu de cartes venu du pays des Sarrasins et qu’ils appellent naib ». On sait qu’à cette époque, dans les guerres intestines italiennes, on se servait de mercenaires et sans doute parmi eux des musulmans. Voilà tout ce que je peux dire du fameux Hayl …

Par contre, cette courte phrase ouvre une vaste perspective quant à l’origine des cartes à jouer : notre ami Hayl nous apporte-t-il la preuve qu’elles sont bien d’origine orientale ? Pour certains historiens cette preuve est évidente, pour d’autres elle n’est pas suffisante. On n’a aucune trace de quelconques cartes à jouer dans le monde arabo-musulman de cette époque à part les magnifiques cartes des Mamelouks qui datent environ des années 1500 et sont donc postérieures aux plus anciennes cartes à jouer européennes. Autre élément à rajouter au débat : en 1379 les cartes sont déjà arrivées dans toute l’Europe. D’autres sources les évoquent en Allemagne, en France, en Espagne dans ces années-là. Par exemple en 1377 un moine allemand évoque un ludus cartarum (jeu de cartes) qui « est arrivé chez nous cette année » et procède même ensuite à la plus ancienne description connue d’un jeu de cartes. Cela signifie que Viterbe n’est nullement la première cité ayant connu les cartes ; et que si elles sont venues plus tôt d’Orient par l’Italie, il est impossible de le prouver. Notre ami Hayl a pu les amener de l’Espagne mauresque. D’après un auteur réputé, Henri René d’Allemagne, les cartes à jouer sont nées en Allemagne (fi de son patronyme!), patrie des plus anciens jeux de cartes encore connus et conservés aujourd’hui – le plus ancien jeu de cartes connu actuellement est le jeu dit de Stuttgart qui date d’environ 1428-1430. Elles seraient passées en Espagne par la Flandre, avant d’arriver en Italie sous le nom de naypes. Le débat est toujours ouvert aujourd’hui. Pour ma part je penche plutôt du côté de l’Allemagne, même si l’idée d’un graveur de cartes à jouer en vêtements de draps marron et en bésicles qui travaillerait laborieusement à côté du Rhin fait peut-être moins rêver que les lointaines Perse ou Égypte… En effet, quand on considère les travaux des premiers maîtres graveurs allemands, puis français, on voit des ressemblances confondantes entre les plus anciennes gravures et les plus anciens jeux de cartes. Jean-Pierre Seguin dans un beau livre intitulé Le jeu de cartes met très bien en perspective ces gravures et ces jeux. J’en ai reproduit dans mon livre.

Mais gardons toujours à l’esprit que ce sont des théories ; on ne peut rien prouver définitivement ni attester sur les origines des cartes à jouer, quelles qu’elles soient… Si je penche pour l’Allemagne, je ne l’affirme pas.

Le Roi de Faucon, jeu de Stuttgart, Allemagne 1427-1431

Au vu des créations modernes de jeux de tarot, peut-on encore les considérer comme des tarots au sens strict du terme : si l’ensemble de ces jeux comportent pratiquement tous 78 cartes, de nouvelles dénominations pour les cartes et une imagerie différente des jeux les plus connus permettent-elles toujours l’appellation de « tarot » ou la structure de 78 cartes (22+40+16) est-elle suffisante ?


Je possède le « tarot zen d’Osho », jeu que je trouve magnifique, très inspirant et très profond, mais j’ai en effet du mal à le considérer comme un tarot. Il en a gardé la structure (22+40+16…+ 1 !) mais les noms et sujets de pas mal de cartes ont changé. Par exemple l’Empereur est devenu le Rebelle, Tempérance est devenue l’Intégration. Même si ça se voit qu’il s’est bien inspiré du tarot pour l’élaborer, je considère son jeu comme un autre système.


Un tarot est-il nécessairement le reflet de son époque ? Par ailleurs, faut-il s’offusquer de la création de tarots par ordinateur si hier on utilisait peinture et gravure et qu’aujourd’hui on passe par l’informatique ?


Oui et non pour ce qui est d’être le reflet de son époque. Je pense que les tarocchi italiens du XVe siècle reflétaient bien leur temps, que ça soit par les symboles et figures montrées, ou par la forme dans lesquelles elles apparaissent (costumes, etc). Ensuite, il me semble que le tarot dit « de Marseille » n’est plus trop le reflet de son temps. En effet, les plus anciens tarots de Marseille connus datent du règne de Louis XIV. Et en France, sous le Roi Soleil, on ne figurait plus du tout le Diable en bête à cornes griffue par exemple. Il était même fort peu représenté. On ne pratiquait nullement la pendaison par effigie par un pied, la Roue de fortune n’apparaissait plus dans les représentations artistiques, ni les vertus…

Par contre je pense que les tarots reflètent bien leurs époques en ce qui concerne leurs procédés de fabrication. La fabrication des cartes a évolué avec la technique, elle dépend même d’elle. Une des parties de mon livre, quand j’évoque l’apparition des cartes à jouer, s’intitule : « Pas de cartes sans papier et sans gravure ! » On oublie trop l’influence technique et matérielle sur les cartes. Donc pour ce qui est de la création par ordinateur, je suis d’accord avec vous, pourquoi s’en offusquer ?

Tarot de Marseille ISIS Version, Japon

Vous mettez en perspective les cartes du tarot avec des contes anciens. Qu’est-ce que cela peut nous apporter et chacun peut-il faire de même ?


Oui bien sûr chacun peut faire de même. Chacun peut prendre une carte de tarot, la contempler et laisser la carte ouvrir son esprit et son imaginaire avec une histoire …. On peut se dire des histoires créées dans l’instant à partir d’une carte ou encore des histoires trouvées dans des livres de contes. On peut facilement rapprocher des histoires tirées de la Geste de Charlemagne en considérant la carte de l’Empereur par exemple… Il y a tout un patrimoine, un imaginaire somptueux qui est commun au tarot et aux contes, avec leurs figures de rois, d’empereurs, de mort, d’ermites, de fous, de démons… Ils proviennent un peu du même monde, et c’est tout un monde splendide et merveilleux à explorer ! C’est ce que je suis en train de faire actuellement, explorer ce monde de contes et de cartes pour en faire un spectacle.

Qu’est-ce que cela peut nous apporter ? Un élargissement, une ouverture, nourrir une créativité, ne pas s’enfermer dans les carcans de la pensée…Avec des cartes de tarot on peut faire tout un tas de choses : les conter, les mettre en scène, les jouer, les chanter… Je connais des personnes qui ont même tenté de vivre ce qui se passe sur les cartes, en se mettant dans les postures des personnages, en laissant venir les paroles, les sons, les gestes, monter les émotions que provoquaient ces drôles de postures. N’est-ce pas une foisonnante manière de se nourrir et s’inspirer du tarot ? Bon, prudence tout de même… On m’a raconté l’histoire d’un gars qui a voulu se mettre dans la posture du Pendu en se liant les pieds la tête en bas et qui a eu du mal à marcher pendant 15 jours…


Pourriez-vous nous dire ce qui nourrit et soutien votre pratique du tarot ; comment s’exprime-t-elle ?


Eh bien cette question continue la précédente. Ce qui nourrit le plus ma pratique du tarot en ce moment, c’est ma pratique artistique. Cette pratique artistique je l’ai pleinement rencontrée quand j’ai commencé une formation de théâtre professionnelle avec Peter Tournier. A cette époque je pratiquais déjà le tarot depuis plusieurs années, mais quelque chose manquait à mon sens… (je dis à dessein beaucoup le mot « pratique »). Je lisais des manuels de tarot, des livres, je faisais des tirages que je notais dans des carnets pour les étudier sagement. Un jour, un ami qui faisait du théâtre me fit un tirage. Parti du tirage en croix traditionnel, il avait continué en balançant une carte à droite, puis une, deux, trois, quatre, cinq, six à gauche, en disant librement ce qui lui venait. Puis une, deux, trois, encore, au-dessus ! Il était redoutable de justesse dans ce qu’il disait, laissant en même temps les cartes arriver sans protocole précis, sans ordre prévu à l’avance… Je me suis dit en le voyant avec envie : « Mais comment fait-il ? ». Et quand j’ai appris le théâtre, j’ai appris cette manière de procéder. A partir d’un texte, d’une œuvre, ou des cartes de tarot dans un protocole de tirage si on veut, il faut savoir entrer en soi-même pour ensuite s’oublier, pour laisser l’inspiration, l’interprétation venir, artistique ou prédictive peu importe (n’est-ce pas curieux, c’est le même mot pour les deux pratiques, interpréter … ). Par contre, pour être capable de faire cela, il me semble qu’il y a un gros travail préalable à faire, d’après ce que j’ai expérimenté en tout cas. Un travail d’entraînement quotidien (presque, argh, je n’y arrive pas tous les jours !) sur le corps, le mental, les émotions. Ce travail peut passer par une pratique physique, par la méditation, et en plus de cela pour le théâtre, tout le travail de répétition, pour incarner un personnage. Dire pleinement un texte en goûtant chaque mot, et pour cela répéter parfois cent fois le même mot toujours plus consciemment. Répéter cent fois le même geste en allant au bout du bout de ce geste et être à l’écoute de tout ce qu’il soulève… L’interprétation est surtout dans le corps. C’est cette pratique quotidienne trouvée avec le théâtre (bien enseigné, je doute fort que toutes les écoles aient cette exigence), qui nourrit ma pratique du tarot. Par conséquent, maintenant quand je pratique le tarot, dans une consultation par exemple, je suis pleinement présente, à l’écoute de tout ce qui se produit, et pas seulement dans mon cerveau à chercher des significations comme je faisais au début …

D’ailleurs, pour reprendre votre question précédente sur le tarot et les contes, si tout le monde peut conter des histoires avec le tarot, je pense par contre qu’il faut un bon entrainement et un bon enseignement artistique pour devenir capable de captiver les autres avec ces histoires, de manière à ce qu’ils aient plaisir à les entendre. Je suis heureuse d’avoir trouvé cet enseignement sur mon chemin.


Comment s’y retrouver parmi la multitude de points de vue quant à l’interprétation du tarot si l’on désire en livrer un commentaire différent, si ce n’est personnel voire original ?


J’ai une belle histoire à vous raconter à ce sujet. Quand j’ai commencé le tarot je me posais souvent une question similaire : comment s’y retrouver dans la multitude d’interprétations, et aussi, si j’interprète autrement, moi, ai-je raison, qui suis-je pour contredire un livre de tarot écrit par un maître en la matière ? Comment savoir ? Je m’étais posée cette question encore plus après avoir vu cet ami du théâtre balancer sans complexes les cartes sur la table…Le lendemain, en descendant de chez moi, j’ai trouvé devant la porte de l’immeuble juste sous mes pieds, une carte bizarre inspirée du tarot, qui répondait exactement à ma question ! Une petite carte blanche, avec un texte écrit en bleu (si quelqu’un a une idée ?) Depuis, je la garde toujours avec moi. Elle s’intitulait : « XXII, l’initiation, l’imprévu, les fous de Dieu » et en dessous, ce petit texte était écrit : « Les fous de Dieu se donnent réunion par hasard au détour d’un chemin. L’imprévu est leur habit, la confiance leur rire, la folie leur croyance. Soyez donc un peu fou pour expérimenter croire, et sachez, mes amis qu’il est plus difficile de ne pas croire. Croire en tout, croire en tous, croire en vous. » Et plus loin, le texte répondait exactement à ma question : « N’oubliez pas que le tarot est un outil très sûr si vous êtes vous-même sûr de vous, et que, de plus, il va suivre d’une façon subtile toutes vos conventions. » Il se finissait par : « Laissez donc l’imaginaire voyager en confiance. Les surprises seront au rendez-vous. Bon parcours ! »

Je pense donc que pour s’y retrouver, on peut à la fois s’inspirer d’interprétations qu’on trouve dans les livres, il faut bien commencer, mais à nous de choisir nos auteurs, nos amis qui sauront nous parler, nous interpeller, et choisissons-les en fonction de notre propre ressenti, inutile de garder l’auteur qui ne nous parle pas, même s’il est un maître… Et ensuite, partons créer nos propres systèmes tarotiques, nos propres conventions pour reprendre les termes de ce beau message ! Avez-vous remarqué que, le plus souvent, les auteurs qui font date dans le tarot, sont ceux qui ont créé leur propre système d’interprétations, voire leur propre jeu ? Je pense qu’au bout d’un moment, à force de questionner des cartes sur la table, c’est à dire se questionner soi-même, on peut trouver une force en nous qui nous permet de partir dans nos propres créations, créations qui nourriront ensuite les autres…et ainsi de suite. Peu importe qu’on écrive que le Diable c’est le mal, ou l’égo, ou l’argent, ou la jouissance, ou tout cela à la fois, ou encore d’autres choses…Je pense que l’important c’est d’assumer l’interprétation que nous faisons de lui au moment où nous la faisons. Je pense aussi qu’il est stérile de juste copier les interprétations des autres, même si ce sont les meilleurs auteurs.


La divination me semble délaissée voire méprisée sans jamais en expliquer clairement la raison au profit d’une interprétation purement psychologique et parfois « prophétique » du tarot, mais à bien écouter le discours tenu, on reste toujours dans la prévision d’événements, quand bien même ces derniers sont déterminés en tant « qu’énergies ». Qu’en pensez-vous ?


Pour ce qui est du mépris, je pense qu’on peut en expliquer en partie la raison : d’après ce que j’ai trouvé dans les vieux livres d’occultisme et de cartomancie, la divination a été à la fois très populaire et en même temps méprisée. D’un côté il y avait les auteurs de l’occultisme, comme Eliphas Lévi, qui considéraient le tarot comme « le livre de Thot », un moyen d’accéder à une « Vérité » pour les « initiés », et qui regardaient avec un mépris certain les cartomanciennes et autres diseuses de bonne aventure. De l’autre celles-ci, qui connaissaient un grand succès avec leurs consultations, livres et jeux de cartes, la plus célèbre étant Mlle Lenormand. Je dis celles-ci car la cartomancie s’adressait à un public essentiellement féminin. Et quand l’éminent Papus à la fin du XIXe siècle aborda le tarot, il écrivit deux ouvrages, l’un qui l’abordait dans un sens « initiatique, ésotérique », Le Tarot des Bohémiens (1889), l’autre sur Le Tarot divinatoire (1909). L’introduction de son deuxième ouvrage est tellement riche d’enseignement sur ce mépris envers la cartomancie ! Il dit « Étudier le tirage des cartes pour un écrivain prétendu sérieux ! Quelle horreur. » Mais il justifie ensuite son étude en ajoutant « Aucune étude n’est une horreur, et nous avons appris bien des choses en étudiant le tarot divinatoire ». Autrement dit ce n’était pas évident pour lui ou certains de ses contemporains que le tarot puisse être aussi une pratique divinatoire, à tel point qu’il se sente obligé de se justifier… C’est tout dire !

Je pense que cet état d’esprit a quelque peu duré jusqu’à aujourd’hui, que nous en héritons. Certains tarologues « sérieux » feraient du psychologique, d’autres du madame Irma…Mais pour moi ce sont des étiquettes. Ce que je remarque quand je me retrouve face à une personne qui est en questionnement, c’est que quelque chose se passe, là, dans le moment présent, entre ses questions, des cartes sur la table, et mes interprétations. Et sincèrement à ce moment-là, je ne me demande pas si je fais du « psychologique » ou du « divinatoire », je tente de l’aider au mieux. Est-ce important au fond de demander lors d’une consultation : « Est-ce que mon projet va aboutir » ou « Comment puis-je faire aboutir mon projet au mieux » ? Oui, on peut dire que c’est important dans le sens où pour la deuxième question il y a peut-être une personne plus consciente de mener sa vie, et pas pour la première question…. Mais dans les deux cas, des cartes avec des symboles vont tomber sur la table, qui montreront ce qui tourne autour de la personne et du projet en question… alors… L’important il me semble est d’être avec cette personne à ce moment-là.

Et puis que veut dire « divination » en fait ? En 2011 j’ai eu la chance de voir Jodorowsky me tirer le tarot, une des dernières fois où il le fit dans un café public à Paris. J’avais vu sur Internet qu’il faisait le tarot ce jour-là. J’ai fichu le camp du travail en fraudant la pointeuse pour courir voir le grand homme avec ses cartes. J’ai été ravie d’être tirée au sort. Je lui ai demandé « Me voyez-vous faire le tarot plus tard aux gens ? » Il m’a répondu quelque chose comme « Oui pour faire le tarot, vous avez tout pour cela. Mais dans votre vie il s’est passé telle et telle chose, il faut d’abord nettoyer. » Si ça ce n’est pas de la divination, qu’est-ce que c’est ? Il ne savait rien de moi ni de ma vie. La divination ne se réduit pas à l’art de prédire l’avenir, il peut s’agir d’un art plus complexe qui consiste à déchiffrer des choses sur des plans plus subtils, parfois à l’aide de codes comme le tarot…

J’ai donc fait un travail thérapeutique, du « nettoyage », ce qui m’amène aussi à dire : peu importe quel tarot on pratique, l’essentiel est d’être à l’écoute de la personne qui consulte, de lui éviter nos projections personnelles du mieux que nous le pouvons, et pour cela, il me semble indispensable de faire un travail sur soi. D’ailleurs je trouve que c’est un préalable incontournable pour toute personne qui travaille dans l’aide à autrui, que ça soit la thérapie, le tarot, le coaching, de l’enseignement, etc… J’ai parfois été effarée de rencontrer des gens qui se disaient thérapeutes, et qui en même temps se trainaient des casseroles lourdes comme des marmites en airain tout en refusant de les considérer : « Oh, moi, ce n’est pas important, seul l’autre compte » qu’ils disaient. Mazette, je n’irai jamais demander à un « thérapeute » comme ça de s’occuper de moi sachant qu’il est incapable de s’occuper de lui !

Votre question parlait du tarot « psychologique » et/ou « divinatoire », là je m’en suis éloignée un peu. Quoique… Si quelqu’un pratique le tarot « psychologique » il peut bien apprendre qu’il a des failles en lui à considérer avant de s’occuper de celles des autres …

Grand Etteilla dit « Livre de Thot » – Paris 1788

Si chacun est libre d’utiliser le système et le jeu qui lui conviennent le mieux, n’est-il pas dommageable de tenir si peu compte de ce que les images des cartes nous montrent la plupart du temps clairement ? Le tarot utilisé étant alors et de fait LE manuel seul nécessaire à son utilisation et sa compréhension ?


Je pense que vous avez raison. Il faut savoir regarder les images des cartes. Il y a des choses claires qui nous échappent parce qu’on part très vite dans la gamberge « interprétatoire » et qu’on ne sait pas toujours se poser et voir (et moi la première !). Par contre il me semble que ce n’est pas le tarot qui est LE manuel seul nécessaire à son utilisation et sa compréhension, le manuel c’est nous, il est en nous-même. Sans nous, le tarot n’est qu’un ensemble de bouts de cartons avec des dessins colorés. Tout le sens que nous lui donnons est en nous. A partir de là, effectivement chacun est libre d’utiliser le système et le jeu qui lui conviennent le mieux….


Connaître l’histoire du tarot et utiliser un tarot historique ne sont pas la garantie de meilleurs résultats si l’on se veut taromancien (ou tarosophe ou tarologue…) S’il est bien dommage de se priver de cette passionnante histoire et d’utiliser les trésors des anciens, qu’est-ce que cela peut nous apporter dans notre approche du tarot ?


Certes il me semble que connaître l’histoire du tarot ou utiliser un merveilleux fac-similé d’un tarot du XVIIIe siècle ne sont pas la garantie de meilleurs résultats. Par contre, ce que l’histoire du tarot peut apporter, c’est une remise en cause de nos idées préconçues, une certaine rigueur intellectuelle qui peut nourrir la pratique…Je m’explique. Dans beaucoup de livres écrits par des taromanciens, tarosophes, tarologues (allez, trouvons de nouveaux mots…. tarologistes, tarotistes… !?) j’ai vu des auteurs aborder le tarot comme un miroir de notre âme, comme un art d’accéder à plus de clarté, et à côté des ces beaux textes sur la « vérité intérieure » j’ai vu couchées sur le papier des connaissances fausses, improbables, floues, sans fondements…. « Le tarot est né à Marseille en 1400 » (ah bon ?), « Le tarot est une des plus belles choses que nous ai laissée l’Antiquité », ou encore « on a découvert en Chine des images proches du tarot remontant à peu près à l’année 1120 » (oh j’aimerais voir cela !). Vous pouvez me trouver un peu dure mais, sincèrement, comment peut-on prétendre chercher la vérité en soi ou dans le monde, et à côté de ça se contenter de répéter des idées toutes faites ? Certes tout le monde n’est pas connaisseur en histoire du tarot, mais dans ce cas ne vaut-il pas mieux éviter d’en parler ? Et c’est ce que font d’ailleurs maints excellents auteurs sur le tarot qui parlent longuement des cartes, de leur symbolique, de leur utilisation, et qui n’abordent pas, ou peu, l’histoire du tarot avec raison, parce que ce n’est pas leur domaine et ils le savent. Je considère leurs travaux avec bien plus de respect que certains écrits qui affirment que le tarot est apparu dans une Antiquité orientale, qu’il existait avant l’apparition des cartes à jouer (sic !) et que sa structure parfaite sous-tend tout l’art occidental. Je répète des choses que j’ai lues. Ces affirmations péremptoires m‘agacent car elles ne constituent nullement des connaissances en tant que telles, ce ne sont que des idées qui n’enrichissent même pas à mon sens une bonne pratique. S’intéresser à l’histoire du tarot avec une certaine rigueur intellectuelle peut permettre de clarifier notre pensée, de faire la part des choses entre des connaissances avérées « le plus ancien tarot connu date de 1441… » et des interprétations symboliques, des réflexions, par exemple « le Chariot du tarot représente une allégorie de l’âme telle qu’elle est décrite par Platon ». Tout peut être intéressant, mais ne mélangeons pas tout. Chaque chose à sa place. Après, chacun est libre d’écrire ce qu’il veut… Un auteur que j’aime et qui m’a bien inspirée, Gerard van Rijnberk a écrit en 1947 Le tarot, histoire, iconographie, ésotérisme. Il avait conçu son livre en deux parties bien séparées : une partie savante, « exotérique » si on veut, documentée et argumentée sur l’histoire du tarot, et une partie ésotérique, symbolique, d’interprétation. Je pense que beaucoup d’auteurs gagneraient à suivre son exemple.

Cavalier de Bâton, tarot Rothschild, Florence XVe s.

Vouloir expliquer le tarot par la cabale, l’alchimie, l’hermétisme ou l’astrologie n’est-il pas hasardeux et un aveu de faiblesse ?


Pour prolonger ce qui vient d’être dit, l’aveu de faiblesse à mon sens c’est juste l’affirmation péremptoire qui mélange les domaines de connaissances. Voici un exemple issu d’un livre sur le tarot que je cite textuellement : « C’est en 1392, en France, que les arcanes majeurs sont reproduits sur cartes pour l’amusement du roi Charles VI. Reproduits ce qui suppose leur préexistence. L’idée d’utiliser cette apparence d’un jeu d’images pour la transmission de la connaissance ésotérique semble avoir pu être inspirée à quelques kabbalistes par un jeu d’images à l’usage des enfants créé au XIIIe siècle. »

Bel exemple d’interprétations personnelles ou des connaissances historiques fausses sont mélangées à des affirmations sans fondements. L’auteur ne prend pas la peine de vérifier si son affirmation sur le soi-disant tarot de Charles VI est exacte et ensuite il développe à partir d’elle : des kabbalistes (ben oui forcément !) auraient utilisé un jeu d’images pour enfants créé au XIIIe siècle (ah bon, quel jeu ?) pour transmettre la connaissance ésotérique… En lisant cela je ne parviens pas à prendre cet auteur au sérieux et du coup, même si son ouvrage peut contenir ensuite de belles idées sur le tarot, j’ai trop de doutes sur lui pour les considérer.

Voici un autre exemple, issu d’un autre livre sur le tarot : « Historiquement rien ne prouve réellement que les 22 arcanes majeurs ont été figurés pour exprimer les 22 lettres hébraïques. Cependant leurs sens convergent souvent vers de mêmes directions et les analogies symboliques s’avèrent pour le moins troublantes. » Quoique n’y adhérant pas, je préfère et respecte plus cette approche.

Encore une fois chacun est libre de faire tous les rapprochements qu’il veut, mais à mon sens un peu plus de rigueur intellectuelle pourrait enrichir la valeur de ces essais sur le tarot. Sinon ils se discréditent d’eux-mêmes.

La Force, tarot "Charles VI", "Florence" vers 1475-1500

Peut-on encore raisonnablement croire et faire croire que le « de Marseille » est plus sérieux, plus respectable et plus riche de contenu que les autres modèles de tarots ? Ce type de jeu ne repose-t-il d’ailleurs pas davantage sur la copie plus ou moins réussie d’un modèle parmi d’autres que sur la volonté de préservation ?


Un grand nombre de tarots ont existé. Pour moi le « de Marseille » est un type de tarot parmi d’autres, auquel on a accordé une importance devenue démesurée, j’explique un peu dans votre question 21, et longuement dans mon livre, pourquoi peu à peu on lui a accordé une telle considération. Même le monde des occultistes a laissé une pléthore de tarots différents (voir votre question 5) et les tarots anciens sont si nombreux et si variés, depuis les tarots Visconti jusqu’aux tarots de Grimaud qui en a d’ailleurs publié bien plus que le seul « Ancien tarot de Marseille » de 1930.

Le Soleil du tarot d’Este – Ferrare 1473

Le recours aux cartes laisse indubitablement un impact sur l’esprit de celui qui les interroge. Quels garde-fous peut-on poser si l’on veut se préserver d’effets pervers tels que (auto)manipulation, confusion, actions malavisées, pensées parasites… Le consultant n’a-t-il pas une part active à tenir et le tarologue n’a-t-il pas une responsabilité préventive de ses propos ?


J’ai entendu dans un atelier de tarot une parole qui m’a semblé fort juste : « Lors d’une consultation de tarot, la personne qui donne la consultation l’oublie fort souvent, celle qui la reçoit ne l’oublie jamais. » C’est dire la responsabilité de celui qui donne des consultations. J’ai évoqué plus haut à quel point ça me semblait important de travailler sur soi avant de prétendre aider les autres.

Beaucoup de personnes qui donnent des consultations n’ont pas toujours cette exigence, mais, et c’est plus grave, certains commettent effectivement de véritables abus de pouvoir. Pour ce qui est du consultant, j’ai envie de dire : quand vous ressentez lors d’une consultation un malaise, une lourdeur, une tristesse, une sensation que rien n’avance, si vous avez l’impression que la personne face à vous évoque vos problèmes, même avec justesse (et certains prennent un malin plaisir à insister là où ça fait mal), mais sans vous apporter ni éclaircissement ni information pour vous aider à les résoudre, sortez, et oubliez ce que vous avez entendu ! Certes la personne que vous consultez ne peut pas toujours vous aider mais si elle est bienveillante, elle vous dira simplement : « Je suis désolée pour cette question je ne peux pas vous aider », tout sera dit et personne ne sera blessé.

Certains sont sans scrupules. Je me souviens d’une après-midi où je faisais le tarot dans un petit Salon où on trouve plusieurs personnes qui offrent leurs services, tarot, pendule, énergie etc… Une jeune femme est venue me voir et me demander désespérément si elle connaîtrait enfin l’amour car elle avait beaucoup de mal à rencontrer quelqu’un … Elle venait de consulter une vieille qui faisait du pendule sur une table voisine et qui lui avait balancé qu’elle ne trouverait pas l’amour en cette vie car elle avait un mauvais karma !!! Non mais vous imaginez ??? Je n’ai pas su aider cette personne, le mal était fait. J’ai pu lui répéter cent fois que le karma, pour ceux qui le considèrent, se travaille (et qu’est-ce qu’elle en savait la vieille de son karma d’ailleurs, en cinq minutes de consultation sur un coin de table ?), qu’en cette vie nous sommes là pour progresser ou tant d’autres choses, voire que l’amoureux arriverait bientôt, elle n’entendait plus ce que je lui disais. Le mental est ainsi fait qu’il va se focaliser sur le : « C’est impossible ! » plutôt que sur le : « Il y a moyen d’améliorer les choses, travaillez-y et je vais vous aider ! ». Cette jeune femme avait déjà du mal à trouver un amoureux, la vieille lui avait encore plus formaté le cerveau pour que cela lui semble encore plus difficile, voire impossible. Cela m’avait désolée. Quant à la mégère, ça me démangeait de lui faire bouffer son pendule, et de la fiche dehors avec un gros coup de pied aux fesses. Combien de gens elle a démoli celle-là ? C’est pourquoi j’ai envie de dire à ceux qui consultent, et c’est là leur responsabilité : n’écoutez pas tout ce qu’on vous dit sans discernement ; n’écoutez jamais les gens qui vous disent « jamais » (!), qui insistent sur vos problèmes mais sans vous aider à les résoudre. Si vous sentez que ça ne va pas, partez, oubliez ce que vous avez entendu, ou consultez une autre personne. Je pense que celui qui donne les consultations est responsable des mots qu’il prononce, mais celui qui consulte est responsable des mots qu’il reçoit. Il n’est pas obligé de tout prendre. La lourdeur, la tristesse, la sensation d’enfermement sont des bons indices. Certes des séances peuvent remuer des choses douloureuses, mais si ça n’en reste que là, si ça n’est pas dans le but d’éclairer ces choses douloureuses, ce ne sont pas des bonnes séances. Partez.


Vous tenez des ateliers sur le tarot, son histoire et ses symboles. Nous est-il possible de comprendre en 2018 l’état d’esprit des jeux du XVe, du XVIe, du XVIIe ou même du XVIIIe siècle ?


Non je ne pense pas. Cet état d’esprit ancien on peut l’appréhender, l’approcher, savoir des choses sur lui…mais le comprendre… Il y aura toujours des choses qui nous échapperont. C’est sans doute la frustration de beaucoup d’historiens qui consacrent leur vie entière à une époque, mais malgré cela ne pourront jamais la connaître réellement. Du passé il ne nous reste que des traces, plus ou moins abondantes selon les époques et les sujets, avec lesquelles nous pouvons reconstituer les choses comme un puzzle. Mais le tableau d’origine s’efface, se décolore, se couvre de poussière et ne survit pas toujours aux outrages du temps. Il ne nous reste plus qu’à méditer sur lui avec ce qu’il nous en reste.

Ah, voyager dans le temps ! J’aurais tant aimé assister à cette soirée chez Madame Helvétius vers 1775-1776, au moment où Court de Gébelin, lorsqu’il vit un tarot, s’exclama : « C’est un livre Égyptien échappé à la barbarie ! » J’aurais tant aimé être là pour lui demander « Mais pourquoi tu dis ça ??? » Ah, encore mieux, être là, dans ce cabinet italien à la fin du Moyen-Age (si ça s’est bien passé là…voyez je me garde encore d’affirmer), au moment où un ou plusieurs bonhommes ont eu l’idée d’un jeu des triomphes … Ah, je les aurais assommés de questions ! « Mais pourquoi, pourquoi, pourquoi vous avez mis une Papesse ? Et pourquoi vingt-deux atouts ? Et pourquoi un charlatan de foire pour commencer votre jeu ? Et pourquoi vous avez mis trois vertus cardinales au lieu des quatre ? Pourquoi ? Pourquoi ? »

Du coup, dans mes ateliers, faute d’avoir pu obtenir des réponses de Court de Gébelin en personne ou des créateurs du tarot, je me contente d’offrir aux participants les traces qui me paraissent les plus belles et les plus pertinentes de ce passé, en l’occurrence ici le tarot et tout ce qui l’entoure (œuvres artistiques, littéraires…), en espérant que ces merveilles que nous ont laissées nos ancêtres enrichiront notre présent. Même si on ne plus les comprendre pleinement, ils ont encore tant à nous dire…

Une carte de l’ermite – Lyon vers 1475-1500

Que pensez-vous de l’idée que le tarot serait sacré et l’expression d’un ensemble de symboles universels ? Ce dernier point n’est-il pas d’emblée invalide ne serait-ce que par les codes couleurs qui ne sont pas les mêmes au gré des lieux et du temps.


Penser que le tarot serait sacré reviendrait à mon sens à pratiquer l’idolâtrie, au sens biblique du terme, à savoir vénérer une chose à laquelle on prêterait un caractère divin par ignorance. Par contre pour ce qui est de l’ensemble de symboles universels, non, cette idée ne me paraît pas invalide, au contraire : s’il n’y avait pas une certaine universalité dans ses symboles, ils ne nous parleraient plus aujourd’hui. Ils seraient à nos yeux aussi mystérieux que les inscriptions du temple d’Angkor, ne trouvez-vous pas ? Par contre ces symboles peuvent nous parvenir sous des tas de formes différentes, dessins, couleurs, est-ce important ? On peut toujours reconnaître une Roue de fortune et méditer avec elle sur l’impermanence des choses, ou encore un Empereur et considérer avec lui le pouvoir… Après je vous rejoins sur cette remarque, les codes couleur, ou d’autres codes, qui ne sont pas les mêmes au gré des lieux et du temps. Il est intéressant de s’arrêter sur cette idée. Un des historiens que j’ai adoré lire sur la question Michel Pastoureau (un spécialiste de l’histoire des couleurs) nous dit bien que les conceptions sur les couleurs varient. Par exemple le jaune qui a si bonne presse dans les écrits contemporains sur les symboles (la lumière, le divin…) était la couleur de la folie, du diable, du mal au Moyen-Age. Ces historiens spécialistes, qui eux, pour le coup, connaissent bien leur affaire car ils se sont confrontés aux sources et les ont étudiées toute leur vie, ont un beau message à nous transmettre je trouve, quelque chose comme : « Ne croyez pas que vos conceptions du monde soient universelles, et ne les projetez pas sur le passé… ».


Pourquoi s’arrêter systématiquement sur le mot « tarot » puisque là n’est pas le nom original du jeu ?


Je ne sais pas. La plus ancienne mention connue du mot « tarot », que ça soit en France ou en Italie, date de 1505. Elle est apparue sans explications puis s’est répandue, sans doute parallèlement avec le succès grandissant du jeu.

Bah, considérons toutes les réflexions occasionnées par ce mot mystérieux dont on ne connaît toujours pas l’origine… Sans lui, Court de Gébelin n’aurait jamais pu parler de « Tar ro » : mot égyptien (sic !) qui signifie « chemin royal », ou d’autres auteurs évoquer ses racines hébraïques avec la torah (c’est une anagramme et non une racine mais peu importe), ou même le tao chinois qui désigne la sagesse. On en serait restés au nom original du « Jeu des triomphes », qui vient du latin triumphus et qui désigne une victoire éclatante ou encore la cérémonie qui célèbre le vainqueur ? Quel ennui ! C’est peut-être pour ça qu’on préfère le mot « tarot » ?

L’étoile – Antonio Cicognara – Italie 1490

A quelle idée reçue toujours véhiculée voudriez-vous tordre définitivement le coup et sur quel fait acquis toujours méconnu mais important à savoir aimeriez-vous insister ?


Pour ce qui est du fait acquis toujours méconnu mais important à savoir pour moi ça serait : le « tarot de Marseille » est un concept élaboré, ce n’est pas une réalité historique. Il y a eu de nombreux tarots anciens de toutes sortes, parmi lesquels on peut trouver celui que l’on appelle aujourd’hui « tarot de Marseille ». Et ce nom désigne à la fois ce modèle de tarot créé par Paul Marteau, ou par Nicolas Conver si on veut, et il désigne à la fois tout un ensemble d’idées, un système théorique, « philosophique » pourquoi pas. Mais il n’y a pas de « tarot de Marseille » dans l’histoire. La première fois qu’un auteur parle d’un tarot en le désignant sous ce nom-là, c’est en 1856 : Romain Merlin, un spécialiste de l’histoire des cartes désigne ainsi le tarot de Marseille avec la Papesse et le Pape pour l’opposer au tarot de Besançon avec Jupiter et Junon.

Pour ce qui est de l’idée reçue… allez, prenons la plus traditionnelle : le tarot est un système parfait, très ancien, très très ancien, élaboré par des sages, de préférence en Égypte. Il est réapparu avec les jeux de cartes mais il existait avant ! On peut même deviner son influence mystérieuse dans certaines œuvres d’art faites par des initiés…

J’ai constaté que cette idée commençait à s’émousser un peu chez les praticiens de tarot mais elle tient bon quand même. Une personne est même venue me dire très sérieusement qu’on avait retrouvé des figures du tarot dans une grotte préhistorique … Et puis quoi, il faisait quoi le tarot pendant tout ce temps, entre sa création initiatique et sa réapparition dans les jeux de cartes ? Il flottait dans l’air ?

Tarot de Jean-Pierre Payen – Avignon 1713

Comment voyez-vous l’avenir du tarot ?


A la Bibliothèque nationale de France, ce qu’on appelle le Dépôt légal reçoit toute publication française dans le but de constituer les collections patrimoniales. On y a recensé entre l’an 2000 et 2018 plus de trois cent livres sur le tarot, autant que pour le XXe siècle tout entier. Et je ne parle là que des publications françaises et imprimées. Je lui vois donc un avenir florissant. D’ailleurs il pourrait reprendre son ancien nom, jeu des triomphes, ça lui irait fort bien…



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