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  • Alain Jacobs

Sullivan Hismans: le renouveau des anciens.


Alain Jacobs :


Quelles sont vos méthodes et vos outils de travail ? Quelles sont les étapes parcourues pour le choix et la réalisation de tarots ?



Mes outils sont crayons, encres, peintures, papier, lino, presse, etc. En option mais souvent présent, un ordinateur et une tablette graphique.

J’aime les techniques traditionnelles, j’en maîtrise beaucoup. Par l’observation d’une œuvre, je peux assez aisément visualiser les procédés à utiliser pour la reproduire ou la traduire au travers de nouveaux modes de création. Designer graphique et illustrateur depuis une vingtaine d’années, mon travail a toujours été empreint de cette dimension matérielle. Ma méthode a toujours mêlé des ingrédient matériels et le virtuel. Il est possible de donner un caractère analogique fort au numérique.

Mon travail sur le Tarot de Budapest m’a permis de réellement poser mes bases : définir mes objectifs et mettre au point de nouvelles techniques. J’ai commencé par redessiner les cartes à la main, presque tout le jeu en fait. Mais je sentais que cette approche classique d’illustrateur avait ses limites et faisait passer l’âme que je percevais dans l’original à la trappe. J’ai compris qu’être graphiste allait devenir un atout. En reprenant les documents originaux je me suis attaché à rendre le plus fidèlement possible le trait de gravure et également les couleurs au pochoir.

Le Tarot de Budapest est une reconstitution mais je voulais y inclure les signes permettant de traduire la physicalité des originaux. Le traitement final est donc fait à l’aide de textures de gravure, de papier, de peinture. Au final, nous ne sommes pas en présence d’un fac-similé mais d’une recréation mettant en œuvre de nombreuses techniques. Ce faisant, je pense être parvenu à transmettre l’émotion que j’ai ressentie en faisant sa connaissance.

Durant mon processus d’étude, j’ai également gravé sur lino l’ensemble des Triomphes du Budapest que je produis aujourd’hui en fac-similé. Ceci implique de redécouvrir de nombreuses techniques de fabrication : gravure, impression sur papier d’art, mise en couleur au pochoir ou au pinceau et dos collés “à l’italienne”. Ces procédés, il m’a fallu apprendre à les maîtriser tout en les repensant aujourd’hui avec mes contraintes d’artisans du 21è siècle.

Le Budapest fut un parcours très long, mais j’aime prendre mon temps car il y a tant à découvrir en chemin. Tout a commencé quand j’ai pris en main le tarot de mon adolescence pour me poser de nouvelles questions. D’où vient-il? A quoi ressemblaient les premiers tarots? Puis j’ai vu les premiers tarots imprimés. J’ai aussi vu les tarots des princes mais ils ne m’ont pas parlé. Le Budapest était pour moi une évidence, il s’est imposé. Je n’ai pas décidé de devenir un jour créateur de tarots. C’est devenu chez moi une source d’inspiration, je voulais personnellement faire revivre ce jeu.

J’ai mis en ligne les étapes de mon processus sur les réseaux sociaux. Très vite je me suis trouvé entouré d’une foule de passionnés et immergé dans un univers que je ne connaissais pas. Une fois mon travail terminé, j’avais le choix d’imprimer quelques exemplaires pour moi, comme je l’avais initialement prévu ou le partager avec les personnes qui m’avaient encouragé jusque là. C’est ainsi que Tarot Sheet Revival a commencé. Au travers de mes recherches, j’ai établi une liste de toutes les œuvres sur lesquelles j’aimerais travailler. Maintenant, je la suis.


Les deux tarots que vous avez déjà édités (Budapest et Rosenwald) sont déroutants : l’un d’eux est en tracés noirs sur blanc et l’autre ne comprend que des touches rouges, jaunes et bleues. On peut également souligner leur numérotation inhabituelle. Que pouvez-vous nous dire d’eux ?


Le Tarot de Budapest et le Tarot de Rosenwald sont proches du tout début de la ligne du temps que nous traçons pour l’histoire des Tarots. Pour des tarots imprimés, ils sont aussi très proches des tarots peints de la noblesse italienne, les premières références. Ceux-ci, probablement de par leur facture et leur origine, ont eu beaucoup plus de chance d’être préservés et d’arriver jusqu’à nous. Pour se faire une meilleure idée, donnons 3 repères : 1440, la plus ancienne référence aux trionfi, vers 1450 les cartes princières et vers 1500, au plus tard, pour les 2 tarots avec lesquels j’ai commencé le projet Tarot Sheet Revival.

Phénomène intéressant, les documents originaux ayant servi de base à ma reconstruction sont des feuilles non coupées. Cela signifie qu’ils ne sont pas arrivés, durant la chaîne de production d’un jeu, jusqu’au bout. Ces feuilles ont, sans doute pour une raison technique, été écartées et sont devenues matière première pour la fabrication de couvertures de livre. Ironie du sort, ça les a sauvées de la disparition. C’est sans doute lors de la restauration d’une de ces couvertures anciennes qu’elles furent découvertes. Leur état semble l’indiquer. Mais de cette histoire, on ne connaît pratiquement rien.

Les feuilles composant ce “Tarot de Budapest” ont la particularité de nous présenter ce qui est probablement l’exemple le plus ancien de la série complète des 22 atouts d’un tarot imprimé. On peut pratiquement en dire de même du « Tarot de Rosenwald », si ce n’est que le Mat et le Bateleur semblent avoir été fondus en un seul et même personnage.

Au sujet de l’ordre des Triomphes, Michael Dummett a établi, sur base d’anciens documents italiens, trois grands types : le A, le B et le C. Chacun comprennent quelques variantes internes. Chaque ordre correspond à une zone géographique d’origine et à une propagation dans le temps. Le Budapest correspond au type B, soit la région de Ferrare (ou Venise?), le Rosenwald au A pointant vers une origine Florentine. L’ordre C quant à lui nous est plus familier puisqu’on le retrouve dans nos tarots, il est de Bologne. Du feuillet des atouts du Rosenwald, on connaît deux versions. La version conservée à la National Gallery of Art de Washington est inversée en miroir. L’autre qui se trouve au Deutsches Spielkarten-Museum est à l’endroit, ça peut paraître surprenant mais ce n’est pas un cas isolé. La version allemande, très dégradée et presque illisible, se trouve liée à un second document de rebut. Il s’agit de la page d’un livre dont on a pu établir la provenance, Pérouse et la date d’édition 1501-02. Pour le Budapest, on sait à peu près tout à partir de l’entrée dans un musée de Budapest mais il ne m’a pas été possible d’obtenir des informations antérieures car le musée n’a hérité d’aucun registre lors de son entrée dans les collections. Ce dernier est donc simplement à dater provisoirement fin 15è début 16è. Il est à noter que l’ordre B de Ferrare, dont il est un représentant artefactuel, disparaît à la fin du 16è.

Ces deux tarots donnent à voir une imagerie que je qualifierais de « naïve », aux traits épurés. Serions-nous face à des tarots finis ou plutôt face à des ébauches, voire à un travail préparatoire ? Sans oublier leur petite taille !


Par leur dessin assez brut et la mise en œuvre de ces deux jeux, nous pouvons facilement deviner que nous n’avons pas affaire à un tarot de grand luxe. Ils étaient probablement destinés au peuple et relativement bon marché. Le Budapest nous fait également savoir qu’il devait avoir suffisamment de succès pour que deux versions différentes des mêmes gravures nous soient connues. Il ne s’agit pas d’un travail préparatoire, il n’y a pas d’erreur de gravure, juste une grande force de stylisation. Pour ces deux tarots, nous pouvons écarter l’hypothèse de l’ébauche en présence d’éléments indiquant que ces tarots sont issus d’une chaîne de production et qu’ils étaient commercialisés.

Les cartes sont assez petites et mesurent plus ou moins cinq centimètres sur dix centimètres. Le Tarot de Iean Noblet a un format très similaire. Je pense que ce côté pratique a été préféré dans l’histoire des cartes à jouer. C’est la taille idéale pour le glisser dans une poche. Personnellement, je le trouve très vivant. On imagine une taverne, un refuge, des amis autour d’une table, le petit paquet sort d’une poche et va occuper la soirée. Ces dimensions me semblent presque naturelles mais notre vision est quelque peu déformée étant donné que la référence quasi exclusive reste le Tarot dit “de Marseille” et on aurait presque tendance à croire qu’un tarot doit avoir ces dimensions. Pourtant il nous reste de nombreux exemples de jeux anciens de tailles modestes et pratiques.

La plupart des personnages du tarot de Budapest louchent. Ils me font penser à certains « Pendus » et certains « Diables » d’autres tarots. Ces strabismes sont-ils, selon vous, significatifs ?


Certaines personnes ayant acheté le Tarot de Budapest, ont souligné le caractère drôle de l’imagerie, une sorte de bouffonnerie. Je pense qu’il y a de ça : la fête, le carnaval, un côté obscène et irrévérencieux.

J’ai trouvé peu d’exemples de ce code de représentation. Il y a aussi des estampes japonaises de samouraïs qui montrent des strabismes. C’est en tout cas une intervention sur la représentation du visage humain qui n’est pas sans produire un effet dramatique!

Je crois savoir que certaines cartes ont été complétées par vos soins. Aviez-vous quelque scrupule ou quelque crainte de trahir les originaux ?


Le Tarot de Rosenwald est un bon exemple pour répondre à cette question. Lorsque j’ai commencé à l’étudier, j’ai constaté qu’il y avait deux types de traits sur les feuilles. Le premier est celui de la gravure imprimée sur le papier rongé par les insectes. Le second est le fruit d’un travail assez maladroit tentant de compléter les lacunes pour des raisons de présentation, sans doute. L’artiste n’a d’ailleurs pas hésité à empiéter un peu sur l’œuvre originale. Je voulais rendre justice.

J’ai tout d’abord débarrassé l’ensemble des feuilles des dessins ajoutés. Ensuite, patiemment, avec sobriété, je les ai complétées et en reprenant au mieux toutes les caractéristiques propres aux deux graveurs. Je pense proposer une reconstitution bien plus heureuse. Petit détail, j’ai scrupuleusement gardé la texture originale du papier avec ses trous visibles. Cette texture est également imprimée en miroir au dos de chaque carte. Il est ainsi tout à fait possible de retrouver les zones où je suis intervenu.

Pour en faire un jeu de tarot complet, j’ai également recréé un Matto, absent de la feuille d’atouts et une reine pour avoir les quatre. Comme les reines dénotaient stylistiquement par rapport aux autres cartes de cour, j’ai proposé des reines alternatives dans le style du second graveur. C’est ma sensibilité artistique qui se met au service de l’usage actuel que l’on peut faire de ces tarots historiques.

Il y a des limites à la possible justesse historique. C’est pourquoi je n’en fait jamais trop, si je peux restituer le trait fidèlement, je le ferai à l’identique, si je dois ajouter un élément manquant, ce sera avec beaucoup de mesure. La restitution parfaite ne peut exister mais c’est toujours mon but.

C’est également ce qui m’attire dans la production de cartes plus artisanales. Aujourd’hui, les cartes sont produites avec des moyens techniques, des supports aussi très différents de ceux utilisés jadis. Résultat, on pourrait presque dire que c’est comme un documentaire où on n’aurait que l’image et pas le son. Mais les époques changent. Quelques connaisseurs préfèrent faire usage de produits artisanaux mais la plupart des férus de cartes se satisferont d’un jeu produit industriellement alors qu’on pourrait déjà parler de trahison de l’Art des cartiers.

Soyons clair, restituer un ancien artefact, c’est créer une œuvre nouvelle, pour une audience nouvelle. Je suis le cartier suivant qui produit un tarot. Car c’est le regard que l’on porte sur le jeu et l’histoire qui va avec qui trahiront en premier les intentions de son auteur.

Le travail sur ces images d’autrefois vous a-t-il appris quelque chose d’inédit à leur sujet ou sur vous-même ?


Il y a toujours quelque chose que je découvre. Passez tant d’heures sur chaque carte et vous trouverez très probablement quelque chose d’inédit.

Ma dernière trouvaille, c’était avec le Dodali. Je rentrais tout juste de Paris où j’avais pu comparer mon travail à l’exemplaire complet du Iean Dodal que la BNF conserve. J’avais consacré la soirée aux dernières rectifications. Comme les dos du Tarot de Iean Dodali est à motif irréversible, je savais maintenant que certaines cartes devaient être présentées dans un autre sens. Pour les tarot plus anciens, on peut le déduire par l’observation mais parfois, ce n’est pas toujours évident. Et en passant en revue les scans en ligne, quelque chose a attiré mon attention sur une carte qui m’avait échappée, un triomphe! Le dos de la carte du PENDV était bel et bien dans un sens contraire. Ça voulait dire qu’il avait réellement été gravé avec les autres cartes tête en haut, comme sur le Viéville et les tarots belges! J’ai immédiatement pris contact avec la BNF pour confirmer mon hypothèse.

Trouver l’explication du chiffre “XII” apparemment erronément gravé “IIX”, c’est une émotion particulière! Aussi, imaginer que parmi toutes les autres cartes, une seule avait son nom gravé tête en bas, c’est spécial! On devine un sens très fort, c’est comme voir le monde à l’envers.

Plus généralement maintenant et d’un point de vue plus personnel, je pourrais dire que ma vie a changé du tout au tout depuis que j’en suis venu aux tarots. Le tarot a rendu cohérent mon chemin de vie et d’apprentissage. Chaque jour nouveau est devenu prétexte à l’enrichissement et au dépassement de soi. J’entre totalement en résonance avec ces images d’autrefois découvertes derrière mon Grimaud des années nonante. Ma sensibilité se met tout naturellement au diapason c’est incroyablement stimulant.

Et puis, cette quête entreprise est en majeure partie très similaire à une pratique méditative intense. C’est transformateur!


Votre restitution du tarot de Jean Dodal (que vous appelez Dodali) vient de paraitre. Que pouvez-vous nous en dire ?


Je l’appelle le Iean Dodali pour reprendre sa signature sur le deux de denier. Il s’agit d’un tarot Lyonais du tout début du 18è siècle. Ce tarot était destiné à l’exportation comme on peut le lire sur plusieurs cartes F.P. LE.TRENGE. Il en existe deux exemplaires conservés, un à Paris à la Bibliothèque Nationale de France et un autre à Londres au British Museum. Les deux versions comportent des cartes différentes à savoir l’As d’Epées, L’As de Bâtons et le Valet de Bâtons. Le deux versions de ces cartes sont incluses dans le Dodali Tarot de Tarot Sheet Revival.

J’ai voulu pour ce tarot remettre en œuvre des techniques de cartier. J’ai recréé tous les pochoirs et ça a servi de base à la colorisation de ma version imprimée. Un travail de longue haleine mais le résultat est bluffant. Cette note sensible en fait une version tout à fait unique.


Préférez-vous travailler sur des tarots anciens, voire oubliés ou envisagez-vous le travail de jeux (tarots ou oracles) originaux ?


Oui, catégoriquement! Lorsque le tarot devient plus fantaisiste, je suis immédiatement moins ému. Les tarots anciens, je préfère, précisément ceux des tailleurs de moules. Pourtant, je trouve le siècle des occultistes tout à fait fascinant, romanesque, sans doute les séquelles de mon adolescence. D’ailleurs, c’est la période que j’ai choisie pour mon prochain projet que j’entends mener à bien avant la fin de cette année. Puis je retournerai fouiller un passé plus lointain.

Je collabore avec un écrivain du Canada anglophone et au travers de nos échanges, j’ai créé un oracle Lenormand typographique, sans image, pour les gens de mots. Il est baptisé le TPO Lenormand et je le fabrique artisanalement. Une approche très actuelle qui m’a permis d’être sélectionné pour le concours de l’image imprimée contemporaine et exposé au musée de la Gravure en Belgique.

Je voudrai sans doute, plus tard, graver un tarot, ou le dessiner avec des traits que je n’aurai pas suivi. Mais je suivrai sûrement les pas des maîtres tailleurs de molles.


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